Le réseau Sortir du nucléaire porte plainte contre une campagne publicitaire d’Orano, qui présente l’énergie nucléaire comme une solution contre le changement climatique. Une affirmation fausse destinée à relancer les investissements dans une filière en déclin, dénonce l’association.
« Nucléaire : eh non, on ne réchauffe pas la planète ! » « Pour faire du CO2 avec du nucléaire, il va falloir charbonner » « 95 % d’électricité décarbonée en France »… Pour sa dernière campagne publicitaire, diffusée dans la presse papier (telle que le supplément Femina du Télégramme) entre le 18 et le 24 novembre 2019 et sur sa page « idées reçues », le groupe spécialisé dans le cycle du combustible nucléaire Orano a frappé fort. Objectif, démontrer à « 69 % des Français [qui] pensent que le nucléaire produit du CO2 et contribue au dérèglement climatique » qu’ils ont tort et que « l’énergie nucléaire fait partie des solutions pour diminuer nos émissions de gaz à effet de serre ».
« Une campagne fallacieuse », réagit le réseau Sortir du nucléaire. Qui, en guise de riposte, porte plainte ce jeudi 16 janvier devant le Jury de déontologie publicitaire pour toute une série de manquements d’Orano : défaut de véracité des actions, défaut de proportionnalité du message, défaut d’explicitation, défaut de vocabulaire approprié, défaut de responsabilité sociale.
Car derrière les slogans d’Orano, la réalité est plus complexe. « Ce que nous reprochons à Orano, ce sont des termes comme décarboné car, même si le nucléaire émet moins de gaz à effet de serre qu’une centrale à charbon ou à gaz, elle en produit quand même », rappelle Mme Frachisse. Ainsi, le Giec (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) évalue les émissions de CO2 du nucléaire à 12 grammes par kilowattheure (g/kWh), contre 41 g/kWh pour le photovoltaïque, plus de 490 pour le gaz et 820 pour le charbon. « Effectivement, un réacteur nucléaire émet moins qu’une centrale à charbon. Mais, si l’on prend l’ensemble de la chaîne de production de l’énergie nucléaire de l’extraction minière à la gestion des déchets, ce bilan est beaucoup plus lourd », rappelle la juriste. Dans sa plainte, le réseau pointe du doigt les mauvais élèves du cycle du combustible : l’usine Orano Malvési de traitement de l’uranium et ses émissions de protoxyde d’azote, un gaz à effet de serre 265 fois plus réchauffant que le CO2, le site de transformation et d’enrichissement de l’uranium d’Orano Tricastin et ses 2.928 tonnes équivalent CO2 émises chaque année (plus 1.558 tonnes équivalent CO2 d’émissions indirectes), l’usine de retraitement du combustible usé de La Hague et ses 80.551 tonnes de CO2 émises en 2007. Ainsi, le total des émissions de gaz à effet de serre d’Orano s’établissaient à plus de 260.000 tonnes équivalent CO2 en 2018.
Au-delà de tous ces chiffres, la question est mal posée
De la même manière, le message « grâce au nucléaire, la France a déjà atteint les objectifs fixés par le protocole de Kyoto en matière d’émissions de CO2 » reste en travers de la gorge du réseau Sortir du nucléaire. Ces objectifs étaient « très bas », puisqu’il « ne s’agissait que de stabiliser au niveau de 1990 ses émissions de gaz à effet de serre », rappelle l’association dans sa plainte. Et s’ils ont été atteints, c’est d’abord par « la désindustrialisation et délocalisation hors de France d’industries polluantes » : « Selon les données Citepa, les émissions du secteur manufacturier français sont ainsi passées de 144 à 80,9 millions de tonnes équivalent CO2 entre 1990 et 2017, une baisse bien plus importante que celle liée au secteur électrique. » D’ailleurs, le nucléaire a été explicitement exclu des mécanismes de Kyoto. Enfin, les objectifs du protocole de Kyoto ont été remplacés par d’autres, tels que la neutralité carbone en 2050, pour lesquels la France est déjà largement en retard.
Au-delà de tous ces chiffres, la question est mal posée, estime Mycle Schneider, consultant indépendant sur l’énergie et le nucléaire à l’initiative du rapport annuel « World Nuclear Industry Status Report », dont l’édition 2019 démonte méthodiquement l’argument selon lequel le nucléaire est une solution pour lutter contre la crise climatique.« Ce qu’il faut examiner, c’est la combinaison entre les gains d’émissions de gaz à effet de serre et les délais. Un euro ne peut être dépensé qu’une fois, et il doit servir à réduire les émissions le plus rapidement possible. Qu’importe la réduction des émissions de gaz à effet de serre, si elle n’a lieu que dans vingt ans voire cinquante ou au-delà — comme c’est envisagé pour les projets de fusion nucléaire. Et là, les chiffres sont éloquents : la durée moyenne de construction d’un parc éolien est peut-être de deux ans à trois ans, avec des records observés à moins d’un an ; et la durée moyenne de construction des 63 derniers réacteurs nucléaires bâtis dans le monde s’établit à dix ans, comptés à partir du cimentage des fondations du bâtiment réacteur. » Les délais sont encore plus longs pour le nouveau réacteur français : après une interminable accumulation de déboires, l’EPR de Flamanville ne devrait entrer en service que fin 2022, soit quinze ans après le début des travaux.
« Ce qui est fou, c’est qu’Orano mène cette campagne publicitaire au grand public alors qu’elle n’a rien à lui vendre »
La plupart des pays du monde ne s’y trompent pas et retirent leurs billes de l’industrie de l’atome. En 2019, la construction nucléaire était en déclin pour la cinquième année consécutive, avec 46 chantiers en cours à mi-2019, contre 68 tranches en 2013 et 234 en 1979, d’après le World Nuclear Industry Status Report de 2019. Le nombre de mises en construction est passé de 15 en 2010, année précédant Fukushima, à deux en 2019 (au 15 décembre). Le 5 décembre dernier, les négociateurs du Parlement européen se mettaient d’accord pour exclure le nucléaire de leur nouvelle classification des investissements en finance verte, malgré un intense lobbying français. Le Giec, mis en avant par Orano dans sa campagne publicitaire, propose effectivement des scénarios de baisse des émissions mondiales de gaz à effet de serre comprenant une part de production d’énergie nucléaire ; mais il considère aussi les nuisances environnementales liées à cette industrie — production de milliers de tonnes de déchets radioactifs chaque année, pollution des mines d’uranium, risque persistant d’accident de type Tchernobyl ou Fukushima — comme des effets négatifs au regard des « objectifs de développement durable » (ODD) [1] Pour le réseau Sortir du nucléaire, la campagne publicitaire d’Orano serait une tentative désespérée d’infléchir cette tendance. « Ce qui est fou, c’est qu’Orano mène cette campagne publicitaire au grand public alors qu’elle n’a rien à lui vendre, puisqu’elle ne vend ses activités qu’à l’industrie nucléaire ! observe Mme Frachisse. Il s’agit de rallier la cause du changement climatique pour obtenir le soutien de la population et relancer les investissements en France et dans le monde. »Et peut-être préparer le terrain avant l’annonce éventuelle d’un projet de construction de six nouveaux EPR en France, en cours d’examen par EDF et par le gouvernement.
Ce n’est pas la première fois que le réseau Sortir du nucléaire saisit le Jury de déontologie publicitaire pour dénoncer les campagnes publicitaires de l’industrie nucléaire. Habituellement, c’est plutôt EDF qui fait l’objet de ces plaintes. « À chaque fois, nous avons obtenu des sanctions, par exemple lorsqu’EDF se présentait comme “partenaire d’un monde bas carbone” au moment de la COP21. Maintenant, EDF parle moins d’émissions de CO2 », raconte la juriste de l’association. Même si les décisions du Jury ne sont pas contraignantes et qu’elles ne peuvent pas déboucher sur un retrait de la campagne, « elles ont un fort impact moral sur les industriels et peuvent nous servir à saisir la justice si elles n’étaient pas suivies d’effets », conclut Mme Frachisse.
Source: Reporterre