Accueil » Déchets nucléaires : « Ils veulent nous condamner à respirer de la radioactivité »

Déchets nucléaires : « Ils veulent nous condamner à respirer de la radioactivité »

L’implantation prévue d’une laverie nucléaire — spécialisée dans la décontamination du linge radioactif — provoque l’indignation de centaines de personnes qui ont manifesté samedi 14 décembre à Joinville, en région Grand Est. Elles refusent ce projet polluant et se soulèvent contre la « nucléarisation du territoire ».

  • Suzannecourt (Haute-Marne), reportage

« Préservez la Marne, Unitech nulle part. » Personne ne peut louper le panneau à l’entrée de leur maison. Élisabeth et Jérémie Vaucouleur, 26 et 28 ans, nous accueillent chez eux, à Suzannecourt, 375 habitants au dernier recensement. Un lavoir et une église du XIIe siècle. Ni café, ni commerce. La Haute-Marne profonde. « Agréable commune recherchée à cinq minutes de Joinville dans un environnement calme et enchanteur », disait l’annonce sur Internet. « On a vite déchanté, lâchent les deux jeunes parents. On achète le terrain en décembre 2017 et on apprend en janvier qu’une laverie nucléaire est censée s’implanter à côté de chez nous. »

À très exactement 250 mètres de leur maison, Unitech Services, filiale française d’un groupe états-unien « spécialisé dans l’exploitation de blanchisseries industrielles destinées au secteur nucléaire », compte implanter son nouveau site qui prévoit, d’ici 2021, de laver les 500 tonnes annuels de linge contaminé de l’usine de retraitement Orano de La Hague. À terme, la totalité des tenues portées par les ouvriers du nucléaire de France, voire d’Allemagne, de Suisse et de Belgique pourrait atterrir ici. Et pas seulement le linge…

Un bâtiment annexe prévoit une activité de décontamination et d’entreposage de conteneurs qui pourrait émettre quinze fois plus de polluants radioactifs que la laverie. Si la laverie atteignait la capacité maximale de production qu’elle s’est fixée – 1.990 tonnes de linge par an –, les opposants craignent qu’elle consomme jusqu’à 42 millions de litres d’eau et rejette 33 à 40 % de la contamination radiologique directement dans la Marne [1]. Sans parler des polluants chimiques et métaux lourds rejetés aussi bien dans la rivière que dans l’air par les onze cheminées de douze à quinze mètres de hauteur prévues.

Élisabeth et Jérémie Vaucouleur se sont installés à Suzannecourt en décembre 2017.

Bien sûr, Unitech présente les choses sous un tout autre angle. Le rejet des effluents liquides dans la Marne, par exemple, « a été dimensionné afin de garantir une eau de très bonne qualité ». La dose d’irradiation devrait être « nettement inférieure à la valeur d’un microsievert par an ». Et l’installation devrait s’accompagner de la création de quarante emplois à plein-temps et vingt emplois saisonniers.

« Pour l’instant, il n’y a qu’un garage auto, une maison funéraire et un cimetière », nous montre du doigt Jérémie, en nous faisant visiter un « parc d’activités à vocation artisanale et industrielle » absolument vide. Planté au beau milieu de ce no man’s land ceinturé par des routes nationales, départementales et des habitations, un panneau annonce qu’un terrain de 18.775 m² attend Unitech. Le permis de construire est délivré depuis avril 2018. Il ne reste plus que l’autorisation de la préfète de la Haute-Marne Élodie Degiovanni pour que soit donné le coup d’envoi des travaux. Ou pas…

« Fous le camp, fous le camp ! Il est encore temps ! Ta laverie, si tu savais, Grisot, où on se la met… », entonnent plus de 500 personnes à deux kilomètres de là. Ce 14 décembre, sept associations opposées à l’arrivée d’Unitech organisent un rassemblement à Joinville, non loin du siège de la communauté de communes et du pont de la Marne, barré par des barrières, gardé par des gendarmes. La ville est bloquée, l’ambiance survoltée. Si Jacques Grisot, le directeur d’Unitech France, a droit à une version revisitée de Vive le vent, l’air de We wish you a Merry Christmas s’accorde très bien avec le slogan du jour : « On ne veut pas d’Unitech (x3) / Madame la préfète ! »

« Si la préfète autorisait le projet, ça serait un déni de démocratie flagrant »

À moins d’une semaine de la clôture de l’enquête publique, l’objectif est clair : « mettre la pression » sur Élodie Degiovanni. « Si la préfète autorisait le projet, ça serait un déni de démocratie flagrant. Toute la population est contre ce projet ! Hier encore, seules 20 des 250 contributions postées sur le site de la préfecture étaient pour », annonce Michelle Labrouille de Belles Forêts sur Marne, une association basée à Saint-Dizier, qui fonctionne avec une collégiale, sans président, et réunit en tout 90 membres « très remontés ».

« La préfète est la seule à décider, poursuit-elle, mais elle a forcément des liens avec le ministère de la Transition écologique et solidaire, car ce projet est éminemment lié à Cigéo. » Cigéo, le projet de centre de stockage des déchets nucléaires que l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra) souhaite implanter à Bure, dans la Meuse, est dans toutes les bouches ici. « Sans Cigéo, il est clair qu’on n’aurait jamais entendu parler du projet Unitech. Lutter contre Cigéo, c’est lutter contre la nucléarisation du territoire. Les habitants en sont conscients, ils se sont complétement appropriés cette lutte. Le rôle des associations ’’historiques’’ comme la nôtre a été d’allumer la mèche. Maintenant c’est parti ! », s’enthousiasme Juliette Geoffroy, la porte-parole du Collectif contre l’enfouissement des déchets radioactifs (Cedra).

Michelle Labouille de Belles Forêts sur Marne, une association de 90 membres « très remontés ».

La préfète devrait rendre sa décision au printemps. « Si elle autorisait le projet, annonce d’emblée Juliette, on l’attaquerait en justice en mettant en avant les nombreux risques de pollution qui mettent en danger la population. » Une clameur s’élève et nous interrompt. Une remorque est plantée sur la départementale, l’axe principal de Joinville. Dessus, ils sont trois, tous arborant fièrement leur écharpe tricolore. « Je constate qu’il y a plus d’élus de la Marne que d’élus de la Haute-Marne. C’est un peu choquant, mais ça se comprend parce que la Marne n’est pas du tout impactée par l’argent du GIP  », lâche l’un d’eux, le maire de Bettancourt-la-Ferrée (Haute-Marne). Tonnerre d’applaudissements. Tout le monde comprend qu’il dénonce les groupements d’intérêt public que l’État a mis en place en Meuse et en Haute-Marne et leurs dotations annuelles de trente millions d’euros par an pour « l’accompagnement économique » du projet Cigéo. « Pour l’achat des consciences », rectifie un élu à la tribune.

Maire de Vecqueville, Francisco Albarras dit : « Je suis de centre droit, j’ai parrainé Macron aux Présidentielles. » Mais depuis qu’il a appris que les puits de captage de sa commune étaient situés à moins d’un kilomètre de l’endroit où Unitech a prévu de rejeter ses eaux contaminées, il lui vient des envies de « condamner la préfète à boire une bouteille d’eau de Vecqueville par jour quel que soit l’endroit où elle aura été nommée quand la laverie se sera implantée ».

Des quatre communes les plus proches Unitech, Franscisco Albarras est le seul maire opposé.

Des communes qui entourent le projet Unitech, il est le seul maire à s’y opposer. « Les autres ont tous à y ’’gagner’’, analyse-t-il. La communauté de communes va s’y retrouver en empochant la cotisation foncière des entreprises. Thonnance et Joinville vont vendre à Unitech de l’eau… potable ! Je ne sais pas leur prix exact, mais chez nous, à Vecqueville, c’est trois euros le mètre cube. Enfin, Joinville se réjouit des quarante emplois créés, mais vous voyez vraiment des gens travailler vingt ans dans une laverie nucléaire ? Non. Il y aura un turn-over important, j’imagine. Sinon les salariés pourraient prouver que leur cancer est lié à leur environnement de travail… »

Alors que la communauté de communes du Bassin de Joinville en Champagne n’a jamais organisé le moindre vote pour se prononcer sur la venue d’Unitech, 37 communes ont délibéré contre en conseil municipal. Dont les 25 communes de la communauté Perthois-Bocage et Der sans exception. « La Marne alimente le lac du Der, le plus grand lac artificiel d’Europe, avance l’édile de Sainte-Marie-du-Lac-Nuisement. Donc, si l’eau est polluée ici, elle l’est chez nous également. Et peut-être bien au-delà… puisque le Der sert à régulariser la Seine en été et à éviter les inondations à Paris en hiver. »

« Ce sont les plus précaires qui vont prendre le plus cher »

Le cortège s’élance dans les rues de Joinville. Les militants de la Maison de la résistance contre le projet de poubelle nucléaire de Bure sont venus en nombre. Franck, un brancardier à la retraite, apiculteur amateur à ses heures, a parcouru seul 90 kilomètres pour participer à la manifestation. « J’habite Châlons-en-Champagne, dit ce retraité, la Marne passe en plein centre-ville et elle finit à Paris. Les radionucléides rejetés ici ne s’arrêteront pas en Haute-Marne. » Lolotte, Joinvilloise depuis 40 ans, « Gilet Jaune depuis que ça existe », se demande où Unitech va puiser les 300 mètres cubes d’eau dont elle a besoin chaque jour. « Je n’ai jamais vu la Marne aussi asséchée. L’été dernier, vous pouviez même marcher dessus. Vous aviez de l’eau jusqu’aux chevilles. »

Franck est venu de Châlons-en-Champagne.

Lolotte est venue avec ses camarades de lutte avec lesquelles elle a passé « un an dans le froid ». Laëticia s’inquiète pour ses enfants, 6, 8 et 10 ans, qui sont à l’école primaire et au collège, à moins d’un kilomètre du lieu d’implantation d’Unitech. « Quand j’ai interpellé le maire de Suzannecourt, il m’a demandé ce que je préfère : une ville avec des entreprises ou des personnes âgées ? Perso, je préférerais un Ehpad plutôt que leur projet. »

Évelyne fait partie des dernières Gilets Jaunes de Joinville, qui maintiennent encore une « permanence » dans leur cabane en face du Super U, « histoire de se retrouver ». Mais comme Lolotte, Laëticia ou Cathy, elle ne porte pas son Gilet Jaune, « pour ne pas tout mélanger »« Quand je manifeste sur des revendications sociales, précise-t-elle, je mets mon Gilet Jaune. Ici, c’est différent. »

Cette ancienne formatrice en insertion professionnelle et sociale a subi un cancer et perdu son travail. À 58 ans, elle sait qu’elle ne retrouvera jamais de travail. Son mari était en retraite depuis 2015, mais il a été obligé de retravailler l’an dernier. À 66 ans. Il est chauffeur routier. « Son fils a acheté une maison il y a trois ans dans le coin, poursuit Évelyne. Il ne l’aurait pas fait s’il avait su qu’une laverie nucléaire s’implanterait à côté de chez lui. Le terrain va forcément dévaluer, ça ne vaudra plus rien. Maintenant, il ne peut plus repartir. Sa famille est condamnée à respirer la radioactivité. Finalement, même sur un combat comme ça, écolo, il y a du social. Car au final, ce sont les plus précaires qui vont prendre le plus cher. »

Une partie des dernières Gilets Jaunes de Rupt et Joinville, sans leur gilet car « il ne faut pas tout mélanger ».

Retour chez Élisabet et Jérémie. « Quand on a acheté le terrain, révèle Élisabeth, le maire ne nous a pas dit un mot sur Unitech. On est retourné le voir quand on a appris l’existence du projet. Il a dit qu’il y aurait bien une laverie industrielle, mais n’a pas parlé de l’activité de décontamination du linge radioactif. » Élisabeth s’est alors rendue à une réunion du Cedra. Les habitants de Suzannecourt et des communes voisines, Joinville, Vecqueville, Thonnance, se rencontraient pour la première fois. Une association est née très rapidement : Joinville lave plus propre.

Élisabeth n’avait encore jamais milité. La voilà trésorière, en train d’organiser des opérations de tractage, une première réunion publique le 31 mai 2018. La salle des fêtes de Joinville était pleine, 200 personnes s’étaient réunies. L’ingénieur agronome Bertrand Thuillier est venu pour décrypter la situation, comme il a déjà été amené à le faire pour Cigéo. À la fin de son intervention, il dévoila le prix qu’a payé Unitech pour s’implanter à Suzannecourt : neuf euros le mètre carré. « Et à quelques centaines de mètres de là, un terrain à vendre était à vingt euros le mètre carré », ajouta le scientifique indépendant en se basant sur une annonce immobilière publiée sur Internet. Cette annonce, c’est celle d’Élisabeth et Jérémie. Stupéfaction. Le couple se sent blousé. Il n’est pourtant pas au bout de ses peines…

Non seulement Unitech a payé son terrain 200.000 euros moins cher avec ce rabais au mètre carré, mais en plus cette « vente s’est faite sous le manteau », enchaîne Bertrand Thuillier. Le scientifique haut-marnais a alors révélé alors qu’Unitech avait déjà confirmé son implantation à Joinville dans son bilan d’exercice 2014-2015, et que la Communauté de communes du bassin de Joinville en Champagne a signé une « convention de réserves » avec Unitech depuis 2016 – convention qu’elle refusait d’ailleurs de communiquer bien que la Commission d’accès aux documents administratifs (Cada) l’en avait obligée et qu’une procédure au tribunal administratif était en cours. Après plus de deux ans de procédure, le Cedra a pu obtenir le document l’été dernier. « On a alors compris que le maire de Suzannecourt nous avait complétement menti, se remémore Élisabeth dans sa cuisine. Tout était prévu depuis longue date. »

« Si on avait fait tomber Cigéo, jamais on n’aurait eu à se battre contre tous ces projets »

On est en mai 2018, Élisabeth est enceinte jusqu’aux yeux. Cette maison, ce terrain pour leur potager, l’école maternelle pas loin, c’était le rêve qu’elle partageait avec son mari. « On ne prend pas de risque pour notre fils, se promettent-ils alors. Si Unitech s’implante, on vend tout. » Mais pas sans rien faire. « C’était la première fois que notre mode de vie se trouvait menacé, dit Jérémie. Ça nous a poussé à lancé notre entreprise de couture. » « À se réapproprier notre avenir », complète Élisabeth, qui quitte le Lidl où elle était responsable de caisse. Elle conçoit désormais des accessoires et vêtements pour les bébés de zéro à deux ans. Parallèlement, son mari et elle multiplient les actions avec leurs camarades de Joinville lave plus propre.

Et l’association multiplie les succès. En mai, 101 Haut-marnais habitant dans un rayon de moins de cinq kilomètres du projet ont déposé un recours aux côtés d’autres associations contre l’arrêté qui autorise le permis de construire. En juillet, 250 personnes se rassemblement pour protester à l’entrée de la réunion d’information officielle organisée par Unitech (qui réunit deux fois moins de participants). En septembre, 700 personnes manifestent entre Vecqueville et Suzannecourt – 1000, selon l’AFP. Et samedi dernier donc, ils étaient encore 500 à battre le pavé. Et ce, dans une communauté de communes où l’on compte 20 habitants au kilomètre carré !

Élisabeth et Jérémie ont un fils d’un an et demi aujourd’hui. Presque le même âge que Joinville lave plus propre. D’autres associations se sont créées, l’ont rejointe. Après avoir empêché le groupe Derichebourg d’implanter une base de traitement des déchets radioactifs à faible activité à Gudmont-Villiers, à quelques kilomètres de Joinville, le collectif Gudmont-dit-Non a ainsi annoncé qu’il étendait son combat contre Unitech. « Si maintenant on parvient à faire plier Unitech, conclut Jean-Marc Fleury, le président des élus opposés à l’enfouissement des déchets radioactifs (EODRA), on espère que toute cette dynamique, tous ces collectifs seront motivés à se battre contre Cigéo. Car si on avait fait tomber Cigéo, jamais on n’aurait eu à se battre contre tous ces projets. Ils n’auraient jamais existé… »

SOURCE ORIGINALE MAGAZINE REPORTERRE

ET POUR UN JOURNALISME VRAIMENT “INDEPENDANT” ,SOUTENEZ REPORTERRE ET LISEZ CE QUI SUIT:

Puisque vous êtes ici…

… nous avons une faveur à vous demander. La crise écologique ne bénéficie pas d’une couverture médiatique à la hauteur de son ampleur, de sa gravité, et de son urgence. Reporterre s’est donné pour mission d’informer et d’alerter sur cet enjeu qui conditionne, selon nous, tous les autres enjeux au XXIe siècle. Pour cela, le journal produit chaque jour, grâce à une équipe de journalistes professionnels, des articles, des reportages et des enquêtes en lien avec la crise environnementale et sociale. Contrairement à de nombreux médias, Reporterre est totalement indépendant : géré par une association à but non lucratif, le journal n’a ni propriétaire ni actionnaire. Personne ne nous dicte ce que nous devons publier, et nous sommes insensibles aux pressions. Reporterre ne diffuse aucune publicité ; ainsi, nous n’avons pas à plaire à des annonceurs et nous n’incitons pas nos lecteurs à la surconsommation. Cela nous permet d’être totalement libres de nos choix éditoriaux. Tous les articles du journal sont en libre accès, car nous considérons que l’information doit être accessible à tous, sans condition de ressources. Tout cela, nous le faisons car nous pensons qu’une information fiable et transparente sur la crise environnementale et sociale est une partie de la solution.

Vous comprenez donc sans doute pourquoi nous sollicitons votre soutien. Il n’y a jamais eu autant de monde à lire Reporterre, et de plus en plus de lecteurs soutiennent le journal, mais nos revenus ne sont toutefois pas assurés. Si toutes les personnes qui lisent et apprécient nos articles contribuent financièrement, la vie du journal sera pérennisée. Même pour 1 €, vous pouvez soutenir Reporterre — et cela ne prend qu’une minute. Merci.

SOUTENIR REPORTERRE

tcna

Revenir en haut de page